Extrait de L’art du roman de Virginia Woolf ( lettre à un jeune poète)
« Pour l’amour de Dieu, ne publiez rien avant 30 ans… La plupart des fautes dans les poèmes que je viens de lire peuvent s’expliquer, je crois, par le fait qu’ils ont été exposés à la féroce lumière de la publicité alors qu’ils étaient trop jeunes pour y résister. Elle les a ratatinés, réduits à une indigence squelettique, tant sentimentale que verbale… Le poète écrit très bien ; il écrit pour les yeux d’un public sévère et intelligent, mais combien il aurait mieux écrit si pendant 10 ans il n’avait écrit pour d’autres yeux que les siens ! Les années entre vingt et trente sont en somme des années de vie émotive intense… les sons et les images les plus communs ont le pouvoir de nous précipiter, comme il me semble m’en souvenir, des hauteurs du ravissement aux profondeurs du désespoir.
Mais si vous publiez, votre liberté est en danger ; vous penserez à ce que les gens vont dire ; vous écrirez pour les autres alors que vous ne devriez écrire que pour vous-même. Et quel intérêt peut-il y avoir à endiguer le torrent sauvage d’absurdité qui est en ce moment et pendant quelques années encore, votre don divin, pour publier des petits livres précieux de vers expérimentaux ? Gagner de l’argent ? Cela, nous le savons tous les deux, est hors de question. Avoir de la critique ? Mais vos amis cribleront vos manuscrits de critiques beaucoup plus sérieuses et pénétrantes que celles que vous obtiendrez des journaux et revues. Quant à la célébrité, regardez, je vous en conjure, les gens célèbres ; voyez comme les eaux de l’ennui s’étendent autour d’eux dès qu’ils entrent ; observez leur manière pompeuse, leurs airs prophétiques ; songez que les plus grands poètes furent anonymes ; songez que Shakespeare ne se souciait de rien en vue de la gloire… écrivez un essai pour donner un seul exemple d’un écrivain anglais moderne qui ait survécu aux disciples et aux admirateurs, aux chasseurs d’autographes et aux reporters, aux déjeuners et aux dîners, aux célébrations et aux commémorations avec lesquels la société anglaise ferme si radicalement la bouche de ses chanteurs et fait taire leurs chants. »