Concept de ONANI II
( à savoir : pendant quelques temps, j’ai utilisé le nom de couverture Sophie Adam pour certains projets artistiques, dont celui-ci).
ONA N I II peut s’appréhender à 3 niveaux différents :
Au premier niveau : contenu du livre/signifiant/narration/récit
Le « livre » est à l’heure actuelle un tapuscrit dont je suis l’auteur, de 136 pages, 47 000 mots environ, avec deux pages graphiques…
J’aurais pu rester une artiste sans œuvre comme la majorité des artistes ( voir le livre de J.Y. Jouannais). Mais contrairement aux artistes sans œuvres de J.Y. Jouannais, je ne vivais pas bien ce besoin d’esthétiser ma vie à outrance, je le vivais comme une preuve de fragilité mentale et psychique. Ceci rejoint la spéculation de Freud lorsqu’il dit que « l’artiste et le névrosé sont tous deux des gens, qui sous la pression de certains instincts impérieux, se détournent de la réalité et passent une grande partie de leur vie dans le monde du fantasme. Mais l’artiste se distingue du névrosé en ce qu’il réussit à trouver un chemin « pour revenir au réel ».
Aussi, est-ce devenu primordial de justifier aux yeux de mon entourage que ce que je faisais, c’est-à-dire ce que je vivais, était de l’art et non le symptôme de ma folie et ainsi, la reconnaissance de ce que je fais comme une pratique artistique s’est-elle transformée en enjeu identitaire.
Ce livre est en quelque sorte comme la pointe de l’iceberg d’une narration ayant comme laps de temps ma vie entière.
– Ce livre, entre autres lignes narratives, me montre dans mon évolution abrupte du « tout le monde » de Filliou à « l’artiste » et ma prise de conscience de l’un à l’autre.
Filliou disait : « Tout le monde est potentiellement artiste… mais pour être réellement artiste, tout le monde doit comprendre que les artistes, ceux qui vivent réellement en artistes, font volontairement des sacrifices. Ils se satisfont de peu… assez de ceci, assez de cela. » Une façon d’appréhender l’histoire d’ ONANI II serait un récit des – premiers- sacrifices nécessaires.
– Ce livre est aussi le récit d’un livre en train de se faire, où la genèse du livre a une importance au moins aussi considérable que son résultat, puisqu’en quelque sorte, la genèse du livre en est l’histoire. Ainsi, ce que disait Dibbets à propos de sa sculpture pourrait s’ appliquer à mon livre, dans une certaine mesure : « Je recherche de façon consciente une forme d’art […] pour laquelle l’œuvre compte moins que sa recherche. C’est de cette genèse qu’il importe de conserver les traces, non de la sculpture qui met un terme à la recherche », sauf que dans ONA N I II, la genèse et son résultat sont étroitement mêlés, autant du point de vue formel que de la narration.
– Non seulement la genèse et le résultat sont étroitement liés, mais aussi le récepteur du livre – c’est-à-dire le lecteur – participe dans une extension du temps à l’accomplissement narratif du livre, puisque l’existence matérielle du livre sous forme de livre participe de son histoire, pour la créatrice et le livre lui-même. Une autre dimension du temps est ajoutée à celle contenue dans le livre par le lecteur lui-même.
Au deuxième niveau : le livre d’artiste
Intéressons-nous tout d’abord au N du Non. OANI ou ONANI n’a pas la même valeur pour moi. ONANI est par défaut, si OANI a été refusé, mais ONANI avec tout ce que cela implique d’égoïsme, de solitude et de réprobation sociale.
Cette lettre, N, insérée ou enlevée du titre, illustre la spéculation de Freud évoquée par Richard Wollheim dans « L’art et ses objets » : « La réussite consiste pour l’artiste à pouvoir ouvrir aux autres des sources inconscientes de plaisir qui leur avaient été jusque-là refusées, si bien, comme le dit Freud avec un bel optimisme, que l’artiste obtient grâce à son fantasme ce que le névrosé ne peut obtenir, lui, que dans son fantasme : honneur, pouvoir, amour des femmes. »
Intéressons-nous maintenant au reste, OANI ( objet artistique non identifié). Il est important pour moi, contrairement à ce qui est écrit à l’intérieur du livre et correspond à une étape de prise de conscience personnelle dépassée depuis, de ne pas être considérée comme un écrivain mais comme une artiste, écrivain versus artiste, nom qui chapeaute ma personnalité protéiforme et l’harmonise en ne rejetant aucune de ses spécificités ( la musique, l’écriture, l’art plastique).
Intéressons-nous maintenant plus spécifiquement au OA ( objet artistique). En quoi est-ce un livre d’artiste plutôt qu’un livre tout court ? Autrement dit, en quoi est-ce de l’art plutôt que de la littérature ?
– Une première approche, certainement la plus superficielle, consiste à se demander quel est le pourcentage de mots/image que l’on peut accepter comme livre d’artistes ? 50/50, 60/40 ? 99/1 ? (Dans le mien, 2 pages sur 136 sont de l’ impression graphique, soit 1,5%)
– Sol LeWitt : « il y a art et non littérature quand les mots procèdent d’idées au sujet de l’art… autrement dit , il y art quand les mots parlent de l’art, quand l’art se réfléchit lui-même. » Je postule que ceci est applicable même lorsque l’art se réfléchit lui-même de manière narrative, et non technique ou hermétique.
– Dans le modèle post-duchampien de Donald Judd, cité par Kosuth dans la première partie de « art after philosophy », « si quelqu’un appelle son travail de l’art, c’est de l’art ». Je rectifierai par « si un artiste appelle son travail de l’art, c’est de l’art ».
Mais qu’est-ce qu’un artiste ? Selon la définition de l‘UNESCO, est artiste celui qui se proclame comme tel. Par conséquent, si je me considère comme une artiste et que j’appelle ONANI II une œuvre d’art, c’est de l’art.
Cependant, je ne suis pas complètement de mauvaise foi. Je vois bien des objections s’élever. Et d’où viennent-elles ? L’usage.
Certainement, il faudrait
(1) que je sois une artiste reconnue [ c’est-à-dire qu’on reconnaisse mon statut d’artiste, « on » restant à définir précisément, mais que je présenterai ici sommairement comme les institutions artistiques, selon la théorie institutionnelle. Pour étayer brièvement cette affirmation, voici l’exemple très concret, qui n’est pas sans rappeler, sémantiquement, la problématique de ONANI II, du « mètre carré artistique » de Fred Forest. En 1977, est ainsi mis en vente publique « un mètre carré artistique ». Mais suite à un conflit de compétence entre notaires ( seuls habilités à vendre des terrains) et commissaire-priseurs ( seuls habilités à vendre des œuvres d’art), la vente devint celle d’un « mètre carré non artistique », simple morceau de tergal qui sera adjugé cent trente fois son prix d’achat le matin même chez un grossiste en tissu – « la facture faisant foi », précise Fred Forest. L’opération reçut même un certificat d’authenticité ainsi rédigé : « Je soussigné Pierre Restany, critique d’art et expert international d’art contemporain, certifie que le mètre carré artistique Fred Forest constitue sur le double plan du geste et de l’objet une œuvre d’art authentique conçue, présentée et vendue comme telle. » Il est intéressant de voir que ce qui a permis de faire basculer le statut de l’objet du non-artistique à l’artistique est une signature d’un critique d’art réputé. ]
(2) si j’avais créé un livre et l’avais exposé dans une galerie d’art, cela aurait posé moins de problème que si je donne ONANI II à lire.
J’espère que le point (1) sera bientôt résolu, mais il reste le (2) : c’est l’usage qui pose problème.
Si Duchamp avait pissé dans sa « Fontaine », est-ce que cela aurait cessé d’être de l’art ?
Richard Wollheim a soutenu que l’art, pour être reconnu comme tel, doit se signaler comme tel. Les signaux seraient des conventions internes à l’art qui font que, les reconnaissant, le sujet adopte le comportement adéquat qui n’est pas celui de la perception ordinaire. « il est des fonctions que les œuvres d’art ne remplissent que pour autant qu’elles ont été reconnues comme œuvres d’art. L’art est affaire de confiance. »
Anne Moeglin-Delcroix « Esthétique du livre d’artiste » : « On peut maintenant dire qu’un objet devient ou échoue à devenir une œuvre d’art en réponse directe au penchant du spectateur à assumer un rôle d’amateur », autrement dit, c’est le regardeur qui fait l’œuvre.
Au troisième niveau : livre d’artiste, élément seulement d’une œuvre plus vaste comprenant sa matérialité et sa diffusion
Par nécessité tout d’abord, puis intégré dans le processus créatif ensuite, j’ai opté pour un mode de diffusion singulier. Par nécessité car j’avais le dessein de le publier – gratuitement- en un nombre réduit d’exemplaires au studio édition de la Villa Arson.
J’avais la possibilité d’en créer treize gratuitement. Il me semblait injuste de les faire payer aux récepteurs et en même temps limitant de les offrir à une seule personne, car je voulais certainement que plus de treize personnes lisent mon livre. Travaillant depuis plus de deux ans sur ce livre, j’en ai parlé à un nombre considérable de personnes, qui, toutes, ont exprimé le souhait de le lire lorsqu’il serait publié.
Une phrase de mon livre m’est alors revenu en mémoire : « j’ai fait il y a dix ans le vœu d’ascétisme par rapport aux objets, qui consiste à ne plus m’y attacher. Je recommence à vouloir posséder des livres et j’ai un faible pour mon piano. Le reste, je m’efforce de ne pas y accorder de valeur. » J’ai voulu, avec une mauvaise foi exemplaire, mettre mon entourage et mes lecteurs à l’épreuve de ce que j’appelle chez moi une incohérence, une faiblesse dont je ne suis pas fière, cet attachement tout-de-même aux livres. J’ai voulu que le lecteur, l’ami, le membre de la famille, soit confronté à son désir de possession sans pouvoir l’assouvir. Ayant interrompu mon séjour à la Villa Arson, j’ai tout de même fabriqué par mes propres moyens sept exemplaires de mon livre.
Et j’ai inventé le mode de transmission suivant :
« Ce livre n’a pas de prix. Il ne peut être ni vendu, ni acheté, ni possédé. Sophie Adam vous a choisi pour vous le remettre en main propre. C’est son mode de transmission. Elle vous prie de le respecter et le perpétuer, en le remettant vous-même en mains propres (n’oubliez pas de vous laver les mains) à une personne de votre choix dès que vous l’aurez fini, ou si vous ne désirez pas le lire, dès que possible.
Ce livre est tiré en français à sept exemplaires et numéroté de un à sept, afin d’effectuer un suivi. Régulièrement, Sophie Adam se mettra en quête de ses exemplaires en circulation pour les récupérer et les redistribuer. »