En février 2010, Ferdinand Corte ™ a conçu un projet collaboratif comportant plusieurs modules de réflexions interactives intitulé le Labo au Centre d’Art Contemporain Le Lait d’Albi. L’un des modules piloté par Fred Forest s’articulait autour du thème de Territoire/résistance.
« L’idée de territoire du mètre carré que j’ai développée depuis 1977 implique une discussion collective sur les problèmes de société et de crise auxquels nous sommes confrontés en ce début de XXIème siècle. Cette discussion est destinée à élaborer des réponses individuelles qui se modifieront et s’enrichiront par additions successives et synthèses. Je vous demande de bien vouloir nous dire ce que vous pensez de l’idée de RESISTANCE active comme principe premier de toute évolution possible de nos systèmes sociétaux. Ce qui pourrait à première vue paraitre contradictoire, opposé à l’idée d’évolution…» Fred Forest
Et voici ma contribution :
Résistance, création et territoire
- La résistance créatrice d’énergie
- Quand dire, c’est faire (John Austin)
- A quoi résistent les artistes ? Articulation entre microcosme artistique et société
- Quand résister, c’est créer ( Lucie et Raymond Aubrac) et créer, c’est résister
- Le territoire artistique comme champ d’expérimentation avant-gardiste
1. La résistance créatrice d’énergie
L’énergie est une matière première fondamentale. On peut ici évoquer la prophétie de la Célestine, http://icietmaintenant.fr/SMF/index.php?topic=4224.0 qui définit l’énergie humaine comme l’or de demain, et l’objet à venir de luttes féroces. Cette prophétie est intéressante en tant que mythe, outil d’analyse des changements de mentalités et de symboles. La reconnaissance de l’énergie humaine comme matière première du futur marque une rupture, et la révolution d’un monde quantitatif ( règne de la production industrielle, de l’argent, des chiffres, du rendement, de la rationalité, du conscient) à un monde qualitatif ( règne de la spiritualité, de la sensibilité, reconnaissance de la primauté de l’inconscient sur le conscient, recherche de sens, sentiments, relations humaines, acceptation du mystique), dont les critères d’évaluation restent à créer. Les plus grands artistes en avaient déjà eu l’intuition – Joseph Beuys, Yves Klein, Robert Filliou, pour ne citer que les morts – et la crise financière mondiale de 2008 illustre ce tournant de façon radicale.
Prenons comme image un corps qui résiste au courant d’une rivière : ce corps doit créer de l’énergie pour ne pas être emporté par le courant fluvial, voire pour avancer à contre-courant. Il en est de même pour toutes les résistances ; elles créent mécaniquement de l’énergie.
2. Quand dire, c’est faire (John Austin)
http://fr.wikipedia.org/wiki/John_Langshaw_Austin
Nous nous intéressons ici, à la question du « comment » et à un outil spécifique de résistance : le langage – d’où l’emprunt à John Austin, créateur de la théorie de l’énoncé performatif.
L’idée de résistance implique celle d’oppression. Le langage s’attaque à la composante symbolique de l’oppression. J’ai choisi ici, pour une démonstration plus marquante, la dictature, cas extrême des rapports de force et de domination.
1. Le langage comme mode de résistance à la dictature
- Affirmation d’une pensée alternative possible :
Orwell, écrivait, à propos de son roman 1984 : « La Nov-langue, la langue officielle de l’Océanie, fut créée pour satisfaire les besoins idéologiques de l’Ingsoc, ou le Socialisme Anglais. […] Le but de la Nov-Langue était non seulement de fournir un moyen d’expression pour les conceptions et habitudes mentales propres aux adeptes de l’Ingsoc, mais aussi de rendre impossible tout autre mode de pensée. »
Selon John E. Joseph ( dans son essai « Créativité linguistique, interprétation et contrôle de l’esprit selon Orwell et Chomsky »), la pensée originale se fonde sur l’observation empirique et/ou le raisonnement individuel. A l’inverse, c’est l’ étranglement de la réception sensorielle et de la possibilité de combiner des mots d’une façon inventive qui permet le conditionnement mental : « Le parti vous dit de rejeter le témoignage de vos propres yeux et oreilles. C’était son commandement final le plus essentiel. »(1984)
- Déconstruction de la doxa ou pensée dominante :
Toujours selon John E. Joseph, « on ne peut combattre la propagande qu’avec l’analyse rationnelle et le raisonnement. Cela demande qu’on réexprime des énoncés propagandistes sous une autre forme. Si la possibilité d’une telle réexpression disparaissait à cause de la perte de mots, peut-être qu’on ne pourrait plus mettre en doute aucun énoncé. »
1984 : « Le cœur lui manquait quand Winston pensait aux forces énormes déployées contre lui, à la facilité avec laquelle n’importe quel intellectuel du Parti le démolirait dans un débat, aux arguments subtils qu’il ne pourrait ni comprendre ni contester. Et néanmoins il avait raison ! […] Les pierres sont dures, l’eau est mouillée, des objets sans soutien tombent vers le centre de la terre. »
2. Le langage comme mode d’action
« Le dictateur comme négateur du dialogue trouve son expression littéraire parfaite dans 1984, le roman satirique de George Orwell. Big Brother, chef du Parti qui règne sur l’Océanie (en fait, le monde anglophone), n’est pas une personne, mais un symbole. Par définition, un symbole est incapable de dialoguer. Le dictateur est, dans un certain sens, toujours un personnage symbolique, quasi-divin, et le contredire est un acte de lèse-majesté. » (John E. Joseph)
Si le résistant dit au dictateur: « Vous avez tort ; vous mentez», cet énoncé est performatif ( voir théorie de John Austin) car le seul fait de parler émousse et remet en cause le pouvoir absolu du dictateur. Deux issues peuvent survenir : le résistant se fait abattre immédiatement après avoir parlé, ce qui annule son énoncé performatif par un acte performatif plus violent et plus efficace. Les spectateurs en concluent alors qu’il est impossible de remettre ce pouvoir en question et que c’est le résistant qui avait tort. Mais si par miracle il survit ( et le résistant qui s’oppose pour la première fois prend toujours le risque d’être – même symboliquement- mis à mort), cet énoncé hautement performatif creuse une brèche dans le pouvoir dictatorial en évoquant et créant simultanément la possibilité d’une alternative.
3. Le langage comme outil de contre-pouvoir
Tenir un langage de résistance associé subtilement à la déconstruction de la doxa entraîne un glissement de pouvoir : le dictateur, en effet, n’a pas l’habitude du dialogue, mais uniquement de la violence, la manipulation, l’intimidation et la mise à mort de l’adversaire, et il ne peut donc pas argumenter son point de vue – de toute façon- illégitime. Le glissement de pouvoir peut ainsi se poursuivre à mesure que le résistant s’exprime et reste vivant, à condition que le langage résistant précède toujours légèrement et de manière consciente la réalité.
Exemple : si j’écris : « Je n’ai plus peur de vous, monsieur le dictateur », je tremble de peur en écrivant cette phrase, mais au moment où elle repose sur le papier ou l’écran informatique et circule par n’importe quel moyen de communication, elle transcrit une situation devenue réelle par l’énoncé performatif ( à condition que je reste en vie).
3. A quoi résistent les artistes ? Articulation entre microcosme artistique et société
Pendant longtemps, les artistes se sont opposés aux valeurs conservatrices véhiculées par la société, tout en se positionnant par rapport à celle-ci. Ils résistent contre la société quantitative, qui évalue – grosso modo- l’art comme une préoccupation de second -voire dernier – ordre, étant d’ordre non matérielle ; l’intérêt pour l’art ne se réveille que lors des vente aux enchères spectaculaires de certains grands noms.
Mais peu à peu, en France en particulier, s’est construit un microcosme artistique de plus en plus étanche par rapport au reste de la société, fondé sur des valeurs en contre-pied de celle-ci au moment de sa création, c’est-à-dire environ dans les années 70 et qui s’est fossilisé depuis, comme soumis au sortilège de La Belle au Bois Dormant attendant son prince charmant.
Les artistes résistent donc aujourd’hui doublement, à la négation réciproque par la société, et à ce fameux microcosme, qui nie la créativité, pour lui-même et pour les artistes. Dans une perception du monde sans créativité, une situation est figée, immobile, incapable d’évolution. La créativité, en effet, est le moyen de dépasser un état défini, arrêté, communément appelé sans issue ; la créativité permet de transformer une réalité en apparence bloquée en y ajoutant ce quelque chose : la création. Ce serait une interprétation possible de la phrase de Beuys : « Our true capital is our creativity »
Comment détruire la créativité ? En imposant des objectifs aussi absolus que possible de vérité.
4. Quand résister, c’est créer ( Lucie et Raymond Aubrac) et créer, c’est résister.
Créer, c’est résister contre la tentative –parfois inconsciente- d’annihiler la créativité.
Pour réhabiliter la créativité, il faut instaurer la primauté de la création sur la vérité. La créativité n’a pas à se soumettre à des règles de vérité, elle doit créer en elle-même ses propres règles et ne rien devoir à personne. Car la vérité est une restitution fidèle, quand la création est une restitution augmentée.
Exemple : dans un article intitulé L’art d’après-garde publié en 2007 ( ou peut-être bien en 2006 🙂 dans le journal hebdomadaire Le Patriote, j’écris « telle la bulle financière spéculative totalement déconnectée de la réalité qui a éclaté avec pertes et fracas en 1989 ». Or, cette crise a eu lieu en 1987. Au moment où j’ai écrit l’article, j’ai vaguement cherché l’information précise sur internet, mais pas très longtemps, car ce point me semblait assez dérisoire. Ce qui importe, ce n’est pas l’exactitude, mais la créativité du texte. La créativité doit s’affranchir de ce souci de vérité si prégnant dans notre société intello-rationalo-scientifico-érudite et ainsi, elle trouvera une existence propre et une légitimité ontologique.
La créativité est un muscle qui a besoin d’être entrainé comme n’importe quel muscle. Sollicité régulièrement, il se développe, devient fort et s’invite de plus en plus souvent ; inutilisé, il s’atrophie et devient inutilisable.
Les grands résistants Lucie et Raymond l’ont dit : « Résister, c’est créer. »
Le résistant crée un modèle imaginaire, des valeurs, un univers, des réseaux, des relations, des modes de communication différents puisqu’il est en rupture avec le modèle dominant. Cet ensemble représente un contre-pouvoir symbolique. Il atteint parfois une maturité et une cohérence suffisantes pour constituer un modèle d’expérimentation.
5. Le territoire artistique comme champ d’expérimentation avant-gardiste
J’ai choisi le terme avant-gardiste, pourtant bien consciente des controverses associées à cet adjectif.
Tout d’abord, le terme avant-gardiste implique un mouvement ou un sens (dans l’espace, dans le temps ?) de la société : il y a l’avant, l’après ou l’arrière-garde. Le sens entraîne un pourquoi, ou pour quoi, ce qui peut renvoyer à la spiritualité.
Ensuite, il soulève la problématique de hiérarchisation dans la société. Lire à ce sujet le livre de Nathalie Heinich : « L’élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique. » http://www.lexpress.fr/culture/art-plastique/les-artistes-sont-les-nouveaux-aristocrates_482375.html
Mais tout cela pourrait donner lieu à un autre débat.
On l’a donc vu précédemment, l’artiste crée un contenu ou un fond ( en résistance contre le conformisme social), mais l’artiste « résistant au carré » crée en sus un contenant, ou une forme, ou –méta selon ma terminologie ( en résistance contre le microcosme artistique) à l’intérieur duquel il peut créer le fond. Ce contenant peut se matérialiser ou plus souvent s’immatérialiser sous forme de réseaux, moyens de communication ( esthétique de la communication de Fred Forest), projets, associations éphémères, groupements informels, « way of life » selon Filliou, et se résumer par le concept de territoire, espace symbolique et/ou réel.
A l’intérieur de ce territoire créé par des processus nouveaux car propres à l’artiste et en marge des processus connus et homologués, l’artiste peut tester ses intuitions, ses hypothèses, dans un ajustement continu et fluide par rapport à la réalité, avec une liberté et une flexibilité seulement limitées par les lois du réel. A la manière d’un chercheur dans un laboratoire, il met en place des nouvelles relations, des nouveaux comportements, des nouvelles solutions qui peuvent être un jour implémentés à grande échelle dans la société : une sorte d’utopie réalisable.
La société est parcourue de rhizomes où chaque cellule joue un rôle. Niki de Saint Phalle écrivait que les artistes ont des antennes qui leur permettent d’absorber, telles des éponges, les variations les plus subtiles de leur environnement. Ils canalisent les sensibilités, développant parfois des capacités visionnaires étonnantes.
Yves Klein a fait sa révolution bleue en 1957, où la terre était bleue. Il a écrit aussi : « Je suis un peintre de l’espace. » En 1969, ( ou peut-être 1961, mais franchement, on s’en fout), la première mission dans l’espace lui donnait raison : la terre est bien bleue.