La traduction littéraire et le repos
En exerçant au quotidien ma relativement nouvelle (deuxième ouvrage) activité professionnelle de traduction littéraire, un tas d’observations me viennent. Je sais par expérience que c’est comme en voyage : si on ne note pas au début les choses qui interpellent, on finit par s’y habituer et les trouver tout-à-fait normales. C’est parce qu’on a perdu son œil vierge et ethnologique et qu’on devient comme les habitants du nouveau lieu de résidence.
Qu’y a-t-il donc de remarquable au pays de la traduction littéraire ? Plein de choses, assurément, dont je vous parlerai au fil de mes articles, mais je me concentrerai dans celui-ci sur l’une d’elles, le rapport inséparable de la traduction avec le temps.
Il y a peu de métiers où le repos au sens strict fait partie intégrale du travail. Bien sûr, on peut arguer que le jardinier ou tout autre travailleur manuel qui se repose le soir et le week end reconstitue ses forces pour le lendemain ou la semaine suivante, mais ce n’est pas ce auquel je pense pour la traduction. Le repos dans ce cas-là serait plutôt comme le temps indiqué dans une recette de cuisine pour laisser le temps à la pâte de lever. Exemple : 3 ou 4 heures pour le naan indien (ce qui me vient spontanément à l’esprit) Ici, le repos fait entièrement partie du processus de travail du boulanger ou du pâtissier. Sans ce temps bien particulier, le pain ou le gâteau serait raté.
Eh bien, pour le traducteur, c’est comme pour le boulanger. Il faut laisser reposer la traduction littéraire le plus longtemps possible (chose qu’on ne trouve pas dans les autres métiers, où il existe toujours une durée maximale souhaitable, au-delà de laquelle le repos deviendrait contre-productif) avant d’effectuer la première relecture précédant les innombrables autres à venir.
Et pourquoi cela ? J’y vois principalement deux raisons.
La première, c’est qu’il faut suffisamment de temps pour oublier le texte en anglais (un de mes amis traducteurs parlait avec justesse de l’effet hypnotique du texte original) et pouvoir relire le texte en français comme un texte français. Si on a encore le texte en anglais dans la tête, les tournures bizarroïdes et mal foutues ne sauteront pas aux yeux. Si suffisamment de temps s’est écoulé entre la traduction et la relecture, il vous paraîtra évident que telle phrase ne sonne pas français, ou pas bon français (désolée pas d’exemple à vous donner, je travaille trop pour ça).
La deuxième raison, moins avouable, c’est qu’il y a, dans le texte français dont vous avez accouché, un petit fragment d’ego logé sournoisement. Avant d’arriver à la première vraie relecture, vous en avez déjà fait 2 ou 3 de manière informelle, vous avez cherché les mots, les synonymes, la meilleure tournure, parfois pendant longtemps. Et finalement, vous avez opté pour la combinaison qui vous semble la meilleure, ou parfois la moins pire. Eh bien, savez quoi ? Vous l’avez justifiée à vos yeux comme bonne, cette combinaison, vous vous êtes auto-convaincu, vous vous y êtes attaché, et vous aurez du mal à l’abandonner. Et dans ce cas-là, comme pour les chagrins d’amour, seul le temps fera son affaire et après le temps de repos, (le plus long le meilleur = mauvaise traduction de the longer the better) vous vous auto-admettrez que cette tournure n’est quand même pas si terrible que ça et qu’il faut continuer à chercher.
Certainement, l’expérience arrive à remplacer, ou du moins à diminuer le temps, comme pour tout. C’est-à-dire que plus on a de la bouteille en traduction, moins on a besoin de laisser reposer, les yeux et le cerveau sont habitués à la gymnastique d’oblitération de la langue originale et d’oblitération de l’égo. Mais jusqu’à un certain point quand même je présume…
C’est d’ailleurs la même chose pour l’écriture. L’auteure anglaise Zadie Smith l’explique très bien dans l’un de ses essais, Changing my mind : elle décrit comment, régulièrement, les auteurs invités à lire publiquement leur texte sont en train de gribouiller leur bouquin de rouge juste avant de commencer la lecture. Car en effet, il s’est écoulé à ce moment-là assez de temps, après relecture, correction, impression, publication et promotion (c’est-à-dire pour les grandes maisons d’édition, parfois un ou deux ans) pour reprendre et corriger le texte, les maladresses passant encore moins bien à l’oral. Temps que n’ont généralement pas les auteurs à succès pressés par leur éditeur.
Voilà au moins une consolation pour les autres….
Exprimé avec clarté, justesse, profondeur et légèreté à la fois, voilà un aspect de la traduction qui ne m’était jamais venu à l’esprit. Compliments sincères… et en français, moi qui ne traduit rien!
Merci Alain pour ce feedback encourageant, ça fait plaisir de recevoir autre chose que des spams pour changer !