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Extrait de « Sous le ciel qui brûle » de Hoai Huong Nguyen, publié aux éditions Viviane Hamy

S’il avait à traduire la phrase « Le commandant H. prendra part à la réunion du… au cours de laquelle seront traitées des affaires importantes », le mot affaire resplendissait d’une profondeur nouvelle lorsqu’il lisait dans le Littré cette occurrence sous la plume de La Bruyère : « Nous devons travailler à nous rendre très dignes de quelque emploi : le reste ne nous regarde point, c’est l’affaire des autres », ou dans La Nouvelle Héloïse : « J’ai appris qu’il avait eu quelques affaires en Italie et qu’il s’y était battu plusieurs fois. » Ce mot semblait avoir traversé le temps, depuis l’âge classique jusqu’au siècle des Lumières, de la maison du Grand Condé à l’ermitage de Montmorency, pour arriver sur sa feuille ; c’était comme un coquillage ballotté dans l’océan et déposé sous son regard : il pouvait en admirer l’enveloppe miraculeusement intacte, la spirale gracieuse, les stries nacrées, en goûter la saveur marine, et quand il le portait à l’oreille, être absorbé par sa résonance.

Sa tâche était ingrate, car, pour transposer ce terme d’affaires en vietnamien, le mot việc lui semblait un peu besogneux, truyện trop littéraire, dồ imprécis. Ce vocabulaire appartenait à une tradition différente – celle de Nguyen Du et de Han Mac Tu, de sorte que traduire était toujours transformer ; il n’y avait pas de solution à la difficulté, si ce n’était l’évitement, la moindre maladresse. En faisant ce travail, Tuân se rappelait parfois les mots de son oncle, qui lors de son départ pour le Nord, l’avait accusé d’être un traître à la patrie. Pour Chinh, le français n’était que la langue de l’ennemi, marquée par la honte de la colonisation. Mais pour Tuân, c’était aussi la langue des Lumières, celle de Julie et de Saint-Preux, où se reflétait une musique pure. Il était peut-être un Việt gian, mais il ne se sentait pas plus traître que ses traductions. Tuân était amoureux de la langue française d’une façon indéfectible.