Réflexion sur un film féministe provocateur
Lass uns die Männer toten ! (Allons tuer les hommes) est le cri festif qui sous-titre l’affiche du film-culte Rote Sonne[1] de Rudolf Thome tourné en 1969, en pleine période des utopies féministes les plus radicales. On y voit une jolie jeune femme en mini-robe blanche à la mode 70 portant avec désinvolture un revolver comme si c’était son sac à main.
Des femmes, quatre, jeunes, belles, amazones des temps modernes, vivent ensemble à Munich et ont décidé de tuer autant d’hommes que possible. Elles flirtent ou couchent avec eux, puis les tuent froidement. Certes, le film est une parodie, les filles ont un petit côté James Bond girl qui auraient mal tourné. Pourtant, quelque chose sonne étonnamment et éternellement (au travers des générations depuis 1970) vrai.
On croit comprendre que leur stratégie est « médiatique » puisqu’elles mettent un point d’honneur à ce que les crimes soient attribués à leur groupuscule. L’une des jeunes filles, plus sensible que ses copines, n’arrive pas à appuyer elle-même sur la détente, ses copines s’en chargent pour elle. Et c’est également à travers ce personnage qu’on en apprend un peu plus sur les motivations et les règles du groupuscule. Car ses 3 copines ne parlent pas, elles tuent. Elle aussi a tué quelques hommes, mais seulement « quand ils le méritaient », (c’est-à-dire quand ils s’étaient comportés selon l’éternel masculin : infidèle, menteur, irresponsable.) Le groupuscule agit comme un commando terroriste en guerre contre un Ennemi identifié une bonne fois pour toute et pour lequel les sentiments ne sont plus de rigueur.
Le grain de sable qui va enrouer l’engrenage, c’est l’ex-petit ami de la meneuse du groupuscule qui débarque dans la communauté. Au début, son ex-copine semble le percevoir comme l’être humain qu’il était à ses yeux lorsqu’ils se sont aimés à Hambourg. Lui n’a pas changé, toujours marginal, irresponsable, paresseux, parasite, frondeur et apparemment toujours épris de sa copine, qu’il a pourtant laissée à l’époque. Elle, en revanche, comme il le remarque, a changé. Elle est devenue plus dure. (Et pour cause ! on se demande si c’est leur rupture qui a déclenché tout ça ?) La règle est qu’au bout de 3 jours dans l’appartement, l’amant doit être tué pour prévenir le risque de tomber amoureuse. Ça, nous l’apprenons par une indiscrétion du maillon faible du groupe, qui vend la mèche au garçon pour lui donner une chance de s’échapper. Elle en tombe un peu amoureuse aussi. Le fait est qu’il les séduit toutes et qu’au cours d’une soirée avec les quatre filles, ils sont très proches de la partouze. Cet homme résiste à la déshumanisation programmée. Son charme semble le protéger contre l’appartenance au genre masculin indivisible et le rattacher encore à l’individualité.
Peu à peu, à mesure que l’histoire avance et que l’homme observe sans être liquidé, il apprend ce qui se trame dans l’appartement et comprend qu’il est en danger. Et la question qui nous taraude alors est : quels sont les motifs de cet homme pour rester dans ce guet-apens ? Est-il amoureux de son ex-copine ? Veut-il la sauver de son comportement destructeur ? Espère-t-il toucher une prime pour la capture des meurtrières ? Serait-ce parce que…. En tant que femme, j’y pense mais n’ose pas formuler dans ma tête l’idée tellement elle est ridicule. Et pourtant….
La dernière scène se passe au bord d’un lac au lever du soleil. L’homme est seul avec son ex-petite amie. Le délai des 3 jours est dépassé depuis belle lurette. Entre-temps, la jeune femme maillon faible du groupe a été descendue, sa sentimentalité l’avait rendue traîtresse aux yeux de ses consœurs. On sait qu’il est vraiment mal barré et on ne comprend toujours pas exactement sa motivation profonde si ce n’est… A un moment donné, il la dit, la phrase qui explique tout : « Je suis irrésistible ». Cette scène sonne simultanément complètement caricaturale et profondément vraie. L’homme a mis sa vie en péril pour prouver qu’il était plus irrésistible que tous ceux qui ont été zigouillés auparavant, pour tester en grandeur nature son pouvoir de séduction, car son pouvoir de séduction est, au sens figuré comme propre, une question de vie ou de mort. On est incrédule devant tant de ce-qu’on-pourrait-appeler-une-forme-d’idiotie, mais n’est-ce pas la même pulsion qui fait que des vieux de 70 ans repoussants au ventre bedonnant se permettent de me draguer dans la rue quand je passe et que je m’extasie (mais comment peuvent-ils s’imaginer être encore séduisants ? et pourtant, ils le pensent sans l’ombre d’un doute).
Cette vanité qui constitue l’essence masculine parce qu’elle est directement connectée au phallus érigé en colonne vertébrale de l’individu. Et c’est précisément ce que ces jeunes amazones s’acharnent à détruire en tuant les hommes. C’est donc à ce moment-là, en réponse à la réplique « Je suis irrésistible », que son ex appuie sur la gâchette. Une sorte de ballet s’ouvre entre l’homme et la femme. Il se défend avec un fusil. Ils se canardent l’un et l’autre tout en s’appelant affectueusement. Car on sent encore l’affection qui les lie, en tant qu’individus, mais la femme a agi mécaniquement pour respecter les principes que la communauté, dont elle a été une fondatrice, a créés. Ce n’est plus l’être humain qui agit mais la machine, le principe, la règle, comme l’homme suit mécaniquement les pulsions de sa nature masculine. On assiste à un cache-cache ludique dans la forêt sauf que quand on se trouve, on se flingue. Le sang qui coule de part et d’autre est réel, pourtant on oscille en permanence entre le jeu et le drame, entre l’individu et la machine. Comme des ébats où Eros et Thanatos se seraient emmêlés les pinceaux à peu de chose près. L’homme et la femme auraient très bien pu finir à se rouler sur la berge en faisant l’amour, mais au lieu de ça, ils se roulent sur la berge en se tuant. Car à la fin, comme pour toute partie de cache-cache, ils sortent de la forêt (d’Adam et Eve), se retrouvent, il l’appelle toujours affectueusement, se traîne jusqu’à elle, lui met une main sur son épaule ensanglantée. Et ils meurent allongés l’un à côté de l’autre pendant le lever du soleil. Rote Sonne.