Mon texte » Qui a peur d’Anaïs Nin ? » a été publié, accompagné de la photographie L’art sur le nu en collaboration avec Eve Carton, dans la revue Etoiles d’encre [Editeur Chèvre Feuille Etoilée] sur le thème Féminin-Masculin.
Cela a donné l’occasion d’une séance de dédicace de 11h à 13h le dimanche 20 novembre au Salon des éditeurs indépendants, Espace d’animation des Blancs Manteaux, 48 rue Vieille du temple, 75004 Paris.
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Qui a peur d’Anaïs Nin ?
Anaïs Nin a commencé son journal à onze ans. Elle venait de débarquer à New York après une enfance tumultueuse en Europe, principalement en France, et la famille au complet (sa mère, ses deux jeunes frères et Anaïs) avait été abandonnée avec fracas par le mari volage pianiste. La petite fille de onze ans se trouvait face à de nombreux défis : apprendre et maîtriser une nouvelle langue, s’adapter à un nouveau continent, faire le deuil d’un père, partager en aînée l’indigence et l’angoisse financière d’une mère livrée à elle-même.
C’est sa mère, Rosa, artiste lyrique, qui lui a offert un journal pour créer une sorte de « lien-continuité » dans l’existence d’Anaïs, si courte mais déjà caractérisée par les ruptures et fractionnements. Anaïs a refusé, car elle voulait devenir artiste et non écrivain, souhait qui, à mon avis, permettra d’apporter un nouvel éclairage sur son œuvre.
Peu à peu, le journal d’Anaïs, qu’elle poursuivra presque toute sa vie, devient un deuxième « moi », un confident, un ami, un amant, une source d’amour, de régénérescence, une compulsion. Certains psychanalystes la qualifieront de drogue et essaieront de l’en sevrer, puis changeront spectaculairement d’avis. D’une manière ou d’une autre, il s’interposera toujours entre elle et les autres, mais l’empêchera aussi – peut-être ? – de s’écrouler.
Henry Miller, entre autres écrivains, adoptera tour à tour des positions contradictoires sur le sujet : il l’exhortera à le publier, ayant reconnu que toute la vitalité littéraire d’Anaïs Nin se concentre dans ces pages, mais essaiera aussi, comme la plupart, de la pousser vers la fiction. « Toute l’attention que tu donnes au journal ne t’aide pas à écrire de la fiction parce qu’il s’agit d’une écriture derrière les murs, sans espoir de se voir exposée à la critique ou à la forte lumière du jour. »
Ici, Henry Miller a mis le doigt avec acuité sur l’une des fonctions majeures du journal. En effet, est-ce un hasard si les femmes artistes pionnières qui ont bouleversé les normes sociales établies, que ce soient Anaïs Nin, Virginia Woolf, Simone de Beauvoir etc. ont tenu un journal ? L’expression « écriture derrière les murs » est juste, bien qu’un peu faible, car ce dont il s’agit réellement, c’est d’écriture derrière une forteresse. Le journal comme bastion contre le conditionnement d’une société patriarcale déterminée à asservir les esprits féminins rebelles à la domination masculine. Cette pression sociale, en 1920, 1930, 1940 ou 2010 est si forte et si structurellement violente que la seule solution consiste à se retrancher dans un lieu intellectuellement protégé, à l’abri de la « forte lumière du jour », qui est d’ailleurs celle de la vision masculine et patriarcale.
L’accusation maîtresse contre le journal, qu’Anaïs Nin a endurée toute sa vie, se résume à deux mots : égocentrisme et narcissisme.
Extrait de « Henry et June, les cahiers secrets » d’Anaïs Nin :
Henry Miller : « Naturellement, a-t-il dit, tu es narcissique, c’est la « raison d’être » du journal. Tenir un journal est une maladie. Mais c’est très bien. C’est très intéressant. » Anaïs Nin : J’ai protesté, parce que je croyais qu’un narcissique était quelqu’un qui n’aimait que lui, et il me semblait que… C’était néanmoins du narcissisme, affirma Henry. »
Cette remarque de la part d’un homme qui a tant pris de sa maîtresse (argent, amour, sexe, force de travail, et même ses écrits pour les incorporer parfois texto aux siens) a un côté cocasse. Mais c’était – c’est – néanmoins un condensé de la pensée dominante masculine qui taxe toute introspection, en particulier féminine, d’égocentrisme et de narcissisme. La psychanalyse n’en était alors qu’à ses débuts balbutiants (dans la biographie d’Anaïs Nin, on assiste d’ailleurs avec amusement à la naissance de cette discipline suivie de son stade « pré-civilisé » où les psychanalystes couchaient avec leurs patient(e)s et où tout le monde, y compris Anaïs Nin et Henry Miller, pouvait s’improviser psychanalyste pour arrondir ses fins de mois).
Cette réponse négative d’un éditeur en mai 1942 est extrêmement révélatrice : « C’est sans aucun doute une remarquable performance qui devrait être publiée un jour et pourrait bien passer à la postérité comme le summum de l’égocentrisme névrotique, une sorte de sainte Thérèse décadente. Sans contredit l’écriture est extraordinaire de même que le rythme, la capacité à communiquer l’intensité des émotions. Mais je ne pense pas que ce soit le bon moment pour publier un tel document. Aujourd’hui une préoccupation aussi morbide pour la vie intérieure paraîtra dérisoire. A mon avis, c’est un livre à sortir 5 ou 10 ans après la fin de la guerre. »
Dans un seul paragraphe sont opposés côte-à-côte « l’égocentrisme féminin » et « l’égocentrisme masculin » par l’allusion à la guerre (notons au passage l’ironie involontaire de la « morbidité de la vie intérieure », qui, heureusement, fera toujours moins de victimes que la guerre).
Selon Deirdre Bair, sa biographe, Anaïs Nin avait « énormément de talent même si elle ne fut pas un penseur original. » A mon avis, rien n’est plus faux : Anaïs Nin avait développé une pensée très novatrice à la recherche d’une force différente de la quête de pouvoir typiquement masculine. En cela, elle était précurseur non pas d’une vingtaine d’années, mais d’au moins deux générations et, pour cette raison, s’est heurtée de plein fouet à l’incompréhension et au rejet de la société.